SAVERNE (Bas-Rhin)



SAVERNE

 

 

22 novembre 1944

 

Extrait de ” La Libération de Strasbourg ” – JacquesGRANIER – Georges FOESSEL – Alphonse IRJUD
La Nuée Bleue – 1994

 

DIGNES DES PRESTIGIEUX CUIRASSIERS DE REICHSHOFFEN

Le lendemain, les chars de tête du 12e régiment de cuirassiers de Rouvillois tournent large, en accord avec Leclerc, et, par Siewiller et Petersbach, se présentent devant La Petite Pierre à peine retardés en cours de route. C’est partout la même surprise chez l’ennemi, incapable d’abattre dans sa retraite autant de kilomètres que les chars Sherman de la DB.
Rouvillois, ce cavalier sportif, est à son aise dans cette irrésistible chevauchée à travers le moutonnement des paysages lorrains et des Vosges du nord. Leclerc n’ignore rien de ses qualités dont il sait qu’elles vont lui être précieuses pour prendre de vitesse l’ennemi.
Aussi, dès le 16 novembre à Baccarat, lui a-t-il confié, avant de lancer les groupements de sa division blindée à l’attaque des doubles défenses ennemies établies à grand renfort de main-d’œuvre de la « guerre totale » dans le massif vosgien — les Vogesenstellung —, des escadrons de cavalerie blindée qui ne cessent de s’illustrer depuis la bataille de Normandie et leur audacieux déboulé sur Paris.

Le vibrant ordre du jour que Rouvillois adresse aussitôt à ses troupes sonne comme une charge.
« J’ai la joie, leur annonce-t-il, de prendre le commandement de notre 12e cuirassiers que beaucoup d’entre vous et moi avons fait renaître sur la terre d’Afrique. Depuis, j’ai combattu à la tête de chacun de vos escadrons, je dirai même auprès de chacun d’entre vous.
Je connais votre allant et je sais l’admiration que nous suscitons ; elle est due au culte vivifiant de nos héros dont nous sommes prêts à suivre l’exemple, au respect de nos traditions qui se traduisent chaque jour par la bonne humeur dans les situations les plus difficiles, par le souci de la tenue malgré la boue et le froid. » Nous sommes dignes des prestigieux cuirassiers de Reichshoffen et de Morsbronn. Nous attendons avec impatience que sonne l’heure de la charge sur le plateau lorrain et la plaine d’Alsace. Nous savons les diffcultes qui nous attendent, mais nous surprendrons l’ennemi par notre audace. Qu’importe notre vie pourvu que notre étendard flotte sur les bords du Rhin et que vive la France.»

Voilà maintenant Rouvillois sur les arrières de deux unités allemandes qui refluent en désordre depuis Morhange devant le XIIe corps américain : les 361e Volksgrenadiere et 111e Panzer. Le commandement allemand essaie vainement de les rameuter.
A 16 h, Rouvillois arrive à Petersbach, ce gros bourg bâti sur une croupe, qui commande le passage de La Petite Pierre. Il est digne et raide comme à l’accoutumée. Son œil brille derrière ses lunettes. Il a enfin reçu du carburant et les pleins sont faits. Il accoste le capitaine de vaisseau Josse et l’interroge:

— Avez-vous fait hisser les couleurs ? Josse est confus. Il a oublié.
Rouvillois ordonne :

— Faites-les monter tout de suite, pendant que je donne les ordres pour poursuivre la progression.
Bientôt, devant une foule respectueuse, les couleurs nationales montent au mât et les notes graves de la sonnerie A l’étendard, jouée par l’adju-dant-chef Caille, se répercutent dans la grisaille.
Du haut de la fenêtre de la mairie, Frédéric Zillinger, le maire français  d’avant 1940, qui a préservé de son mieux ses administrés des exactions nazies, tente de prononcer un discours :
« Chers compatriotes, dit-il, voici nos libérateurs ! Nous les avons attendus pendant plus de quatre ans, mais sans jamais désespérer. Enfin ce jour est arrivé. Les voilà et nous revoilà français ! »
II ne peut en dire plus. Un sanglot monte dans sa gorge et sa voix s’étrangle. Il s’efforce encore d’ajouter : « Vive la France ! » mais il ne peut y parvenir tout à fait et, sans honte ni retenue tant sa joie est immense, il laisse couler ses larmes et sanglote comme un enfant.

 

Le général Bruhn, ce rescapé de la pitoyable boucherie de Stalingrad qui sonna le glas des armées du Reich sur le front de l’Est, commande à Saverne la 553e division d’infanterie allemande. Quelques jours plus tôt, après la victoire de la 2e DB à Baccarat, il a cru bon d’ajouter ce commentaire en conclusion de son rapport: «Les Français sont incapables d’exploiter leur succès. »

Le patron de la 2e DB, celui que ses proches appellent malicieusement « le Père la Canne » va lui faire payer cher ce manque de jugement. Et avec quelle audace ! « Elle s’apparente aux plus belles chevauchées de l’Empire », déclarera le général de Gaulle un mois plus tard lorsqu’il se rendra dans cette Alsace redevenue française et qu’il avait si tristement quittée dans la défaite de la campagne de France après des mois d’hiver passés à préparer son unité blindée dans le village de Wangenbourg, sur cet axe précisément qui verra passer les chars de Leclerc entre Dabo et Wasselonne. Bruhn va être attaqué de face, par le nord, par le sud et surtout de revers. Les 21 et 22 septembre, la tenaille s’est refermée sur ses troupes.
A Saverne, les habitants ne sont pas plus rassurés que le général Bruhn. Il se murmure que les Allemands vont faire sauter les ponts, différents édifices et même des pâtés entiers de maisons. Trois patriotes, Sigrist, Masseran et Daehn, sollicités par l’abbé Becker, tentent une démarche auprès du général allemand pour le faire revenir sur Saverne est libéré par surprise en venant de l’est et du sud au matin du 22 novembre.

Bruhn au même moment se prépare à sauter dans une voiture. Il accueille poliment ses visiteurs, les écoute plaider la cause de la population mais ne se laisse pas fléchir sa décision.
— J’ai ordre de défendre chaque mètre de terrain et chaque village, répond-il. Je défendrai le vôtre par tous les moyens.
Il se tourne vers un de ses officiers et l’interroge :
— Disposez-vous d’explosifs pour faire sauter les ponts ?
— Hélas ! mon général, rétorque l’officier. Nous en sommes totalement dépourvus. Nous en attendons.
— Dans ce cas, rétorque le général, arrosez d’essence le pont du canal. Il est en bois. Vous y mettrez le feu.
— Mon général, je crains que nous n’y parvenions pas avec cette pluie qui n’arrête pas de tomber.
Bruhn lève les bras en signe d’impuissance, congédie la délégation saver-noise, monte dans sa voiture suivi par son état-major et fait route vers le col de Saverne. Il ignore à ce moment qu’il a déjà perdu le commandement de sa division.

Le sous-groupement Minjonnet, rasant la montagne, se glisse au pied des Vosges; les forces de Massu s’élancent à leur tour et abordent Saverne par l’est. Il est 14 h 15. A la même minute, les chars de Rouvillois débouchent au nord. La tenaille s’est refermée. « A croire que nous nous étions chronométrés », dira plus tard Massu. Les Allemands sont tellement surpris qu’ils disparaissent dans les caves et dans les jardins.

L’aspirant Bastolet voit tout à coup deux belles voitures lui filer sous le nez. Sans hésiter il lance sa jeep à leur poursuite. Une Jeep mitrailleuse le suit. Les Allemands les prennent pour cible, mais les tirs sont mal ajustés.Bastolet riposte coup pour coup sans oublier de placer des rafales sur les deux voitures dont les occupants ripostent à leur tour. C’est du plus pur film américain. Il défile maintenant au milieu des troupes allemandes et fait une belle démonstration de l’audace française et du matériel américain. Au bout d’un kilomètre, la première voiture s’arrête, les pneus creuvés. La seconde fait de même et les passagers des deux véhicules se rendent. Bastolet contemple ses prisonniers avec satisfaction. Lui, simple aspirant, s’envoie une brochette d’officiers supérieurs. Il s’agit maintenant de repasser au milieu des troupes allemandes. C’est délicat, car on ne gagne pas à tous les coups, mais Bastolet n’hésite pas. Malgré leurs vives protestations, il fait asseoir les prisonniers sur les capots des deux Jeep. Saine précaution. C’est dans cet équipage que le général Bruhn et son état-major défilent au milieu de leurs troupes respectueuses et… impuissantes.

Bruhn se dirigeait vers le col de Saverne pour s’assurer de la solidité de ses lignes de défense et le voilà mortifié, humilié, ridiculisé même devant ses troupes et, comble d’infortune, conduit en direction de Strasbourg. C’est à ne plus rien y comprendre.
Leclerc, lui, est arrivé en Alsace sur les talons de ses chars. Il a installé son PC dans la gentilhommière de Birkenwald où, tout jeune, venait chasser le futur père Charles de Foucauld. Curieuse mais symbolique rencontre entre deux personnages de légende.
L’un, né à Strasbourg, deviendra Termite du Sahara où il sera assassiné. L’autre qui en arrive est à la veille de son entrée triomphale dans Strasbourg, mais c’est aussi en plein Sahara qu’il rencontrera la mort. Tragiques et similaires destins. A grands renforts de moulinets de son inséparable canne, Leclerc stimule ses officiers et fait activer les opérations. – Allez ! Allez ! Plus vite ! Encore plus vite !

A Saverne, aller plus vite est impossible.

Les forces de Massu y matent toute résistance et capturent huit cents prisonniers dans les rues, cependant que l’abbé Becker et un groupe d’ouvriers municipaux grimpent dans le clocher de l’église et sonnent les cloches à toute volée. Parmi les véhicules blindés qui ont dégringolé des Vosges par la descente du château du Haut-Barr, il en est un qui se sent particulièrement à l’aise dans les rues de la ville. Il arrive en vrombissant sur la place des Dragons, s’engage dans la rue des Eglises, fonce en direction de la rue Dagobert-Fischer et se présente devant le château des Rohan. L’équipage y cueille au passage un groupe d’Allemands qui tente plutôt de fuir et de se cacher que de combattre. Le blindé se dirige ensuite vers l’avenue du Colonel-Abut et s’immobilise devant un immeuble.

Un homme saute à terre et frappe à la porte d’entrée.
— Herein ! (Entrez), répond une voix à l’intérieur.
L’homme pousse la porte. Une silhouette se dessine dans le couloir. C’est Henri Held, le propriétaire. Quelques secondes passent. Les deux hommes sont maintenant face à face et Henri Held se demande avec inquiétude quelles peuvent bien être les intentions de ce militaire casqué et en tenue de combat.
Le soldat reste là muet et immobile, puis, tout doucement, lève sa main droite et enlève son casque.
— Et comme ça, Henri ! Tu me reconnais, maintenant?
— Ah ! Ça alors, s’exclame Henri Held. Pas possible, c’est toi, Ernest? Nous ne pensions jamais plus te revoir !
C’est bien Ernest Held et les deux frères tombent dans les bras l’un de l’autre. Ernest faisait partie d’une filière de passeurs. Il avait dû s’enfuir, la Gestapo à ses trousses, et, par l’Espagne, avait rejoint Leclerc en Afrique du Nord. Depuis 1942, sa famille était sans nouvelles de lui. Les effusions sont courtes. Ernest regrimpe sur son char qui fonce en direction du col de Saverne.
Le col, c’est la mission du groupe Minjonnet.
Face à Phalsbourg, Quilichini ne cesse de faire front, mais la résistance est sérieuse. Minjonnet lui vient à l’aide dans le dos de l’ennemi. Les abattis, préparés contre un adversaire venant de l’ouest, sous forme de charges explosives autour des troncs, ne jouent pas, la surprise aidant, contre des forces blindées surgissant depuis l’Est. La place forte de Phalsbourg est ainsi enlevée après quatre heures de combats, pendant lesquelles huit canons de 88 seront détruits et deux compagnies d’infanterie anéanties. La route du col de Saverne est ouverte. Les Américains, stoppés depuis deux jours, pourront s’engouffrer à leur tour vers l’Alsace.

Le général Bruhn n’a pas eu le loisir d’assister, impuissant et honteux, à la débâcle de sa 553e division d’infanterie. Vaincu et déshonoré, il est véhiculé par une Jeep qui le conduit entre Saverne et Singrist. Ses traits sont tirés mais peu à peu son visage se détend. En traversant Marmoutier, il esquisse même un sourire. L’officier qui l’accompagne lui en fait demander la raison par l’interprète.
— Je crains pour vous, répond le général, que vous ne commettiez une erreur de parcours. Sans doute connaissez-vous mal la région. Je vois que vous me conduisez vers Strasbourg.
— Soyez sans inquiétude, rétorque l’officier en embellissant le programme, nous venons aussi de prendre Strasbourg.
Bruhn ressombre dans son hébétude. Il n’a décidément pas encore compris. A Birkenwald, où il est conduit, Leclerc l’interroge en présence du Colmarien Alfred Betz, du 2e bureau de la division qui va lui servir d’interprète.
Bruhn énumère ses campagnes et ses six blessures. Il revient de Russie où il s’est difficilement sorti d’un encerclement en Crimée. Droit et ganté, le général vaincu est sanglé dans un long manteau de cuir alors que Leclerc porte son habituelle tenue de combat et ses guêtres anglaises qu’il ne quitte jamais.
— «Non, tout n’est pas encore perdu », prétend Bruhn qui pense à l’offensive de von Rundstedt dont il connaît le secret mais qu’il ne révélera qu’un peu plus tard aux Américains.
« Bruhn ne nous apprend rien sur sa division, car nous la connaissons mieux que lui, raconte Alfred Betz. Nous lui apprenons même qu’un de ses colonels qu’il croyait mort est également notre prisonnier. Nous n’avons aucune chambre pour le loger comme il conviendrait à son rang. Nous lui donnons des couvertures et l’enfermons sous l’escalier dans un réduit rempli de balais et de serpillières. Il y pénètre et se met à pleurer, avant même que la porte ne se referme sur lui. » — C’est la deuxième fois dans ma vie d’homme, avoue-t-il. » Leclerc, qui n’est pourtant guère expansif avec ses officiers, me prend alors par le bras et me dit : » — Et alors, Betz, vous êtes content? Demain nous allons à Strasbourg. » Heureux, je le suis, mais lui rayonne. Ce 22 novembre au soir, à Birkenwald, nous fêtons ce triomphal succès et par la même occasion son propre anniversaire. »

COMPLIMENTS AMÉRICAINS

Le même soir, le général Patch, commandant la VIIe armée américaine dont fait partie la 2e DB, lui décerne des louanges dans un ordre du jour vibrant d’enthousiasme et de fierté :
« Dépassant les deux divisions américaines, vous avez inauguré une série d’avances étincelantes qui vous ont menés en deux jours à plus de cin-quante kilomètres à travers des positions ennemies fortement défendues. Une de vos colonnes blindées, par une manœuvre brillante et d’une audace remarquable, a anéanti les principales organisations défensives ennemies à l’ouest de Phalsbourg, déroutant complètement les forces adverses qui-protégeaient le col d’Alsace, au nord. Au sud, vous plongiez avec une force irrésistible à travers les positions défensives vitales de l’ennemi ; protégeant les abords sud du col de Saverne, vous perciez les Vosges près de Dabo et débouchiez dans la plaine d’Alsace au sud de Saverne.

 La conséquence de toutes ces opérations fut la complète dissolution des forces ennemies qui protégeaient la trouée de Saverne.
 Les magnifiques résultats de cette attaque prouvent une mise sur pied remarquable et une connaissance parfaite de la tactique blindée. Ceci n’aurait jamais été possible sans l’art consommé de votre chef et l’entraînement et la discipline de la division tout entière.
C’est un honneur d’avoir sous mon commandement une division alliée composée de tels soldats. Je suis fier de vous avoir avec moi dans la lutte pour la libération de la France et la poursuite de l’ennemi. »

22 novembre encore. Un officier du 2e bureau du groupement Langlade s’arrête à Obersteigen et pénètre dans le restaurant Bellevue. C’est un Strasbourgeois. Il s’appelle Edgard Braun. La présence d’une cabine téléphonique frappe son regard. Une idée folle germe dans son esprit. Ce sera un trait de génie auquel des centaines de personnes devront la vie. « Ce serait une chance extraordinaire que l’appareil fonctionne », se dit-il. Il décroche le combiné. Une tonalité lui répond. Il fonctionne. A l’autre bout du fil, une voix interroge en allemand. C’est Rubiné, le directeur des postes de Wasselonne.
— Voilà, explique Braun en français. Les Allemands sont tournés. Nous sommes en Alsace. J’ai besoin de renseignements. Pouvez-vous me les fournir?
Rubiné, surpris, se montre récalcitrant. Braun reprend la question en alsacien. Son interlocuteur réfléchit et se décide enfin.
— D’accord, je suis à votre disposition. Braun apprend ainsi la position de toutes les petites unités allemandes dans les villages du secteur et, toujours grâce à Rubiné, il entre en contact avec tous les officiers qui commandent ces groupes armés.

En allemand cette fois. Il leur donne des ordres de la part de tel ou de tel officier supérieur déjà entre les mains des Français et dont il a les noms. Il parvient de la sorte à diriger les colonnes vers des carrefours où elles se font prendre dans des embuscades. — Ces unités auraient pu nous causer beaucoup de pertes et retarder notre marche, assure Braun. Grâce à ce subterfuge, nous capturons des centaines et des centaines de soldats sans tirer un coup de feu.

Aussi, dans la plaine d’Alsace, s’élargit peu à peu le cône d’avalanche de ce torrent de chars descendus du Dabo. Leclerc pourrait à ce moment lancer ses chars sur Strasbourg. C’est tentant d’arriver dans la ville le 22 novembre comme y sont entrés triomphalement les troupes françaises ce même jour de novembre en 1918, mais les réserves de carburant sont épuisées ou presque et les colonnes de ravitaillement passent difficilement sur les routes de montagne encombrées. Ce sera pour demain.

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